"J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !"
C’est à Charles Baudelaire, aux Petits poèmes en prose, que l’on pense, en entrant dans la grande salle du prestigieux Palais Saint-Jean, maintenant bibliothèque municipale de Lyon, où Michèle-Amélie Favre s’est installée pour une troisième exposition : des nuages flottent au-dessus des livres avec une impression de légèreté.
Nous accédons ensuite dans un espace où sont exposées des œuvres qui proposent une vision surréaliste. Car c’est à l’occasion du centenaire du Manifeste du surréalisme d’André Breton – dont on peut voir l’édition originale – que cette exposition est conçue et c’est pourquoi elle a démarré le 15 octobre : jour pour jour 100 ans plus tard. "Tranchons-en : le merveilleux est beau, il n’y a même que le merveilleux qui soit beau" affirme Breton, qui veut "faire justice de la haine du merveilleux", aidé par Michel Leiris, Pierre Mabille ou René Char.
Michèle-Amélie Favre poursuit son travail précédent sur l’aluminium et ce sont de grandes ailes qui nous emportent dans une atmosphère drôle, espiègle et savante à la fois : des miroirs, des objets, des cartes, un sablier et des lunettes, un téléphone pour un "appel au Merveilleux". Je retiens encore des nuages blancs et roses en aluminium et peinture acrylique. Un pas de plus pour une artiste sensible qui trace une voie originale dans les arts, s’affrontant avec Baudelaire au désenchantement et au nihilisme contemporains et répondant ici, avec Breton, que le merveilleux "luit à l’extrême pointe du mouvement vital et engage l’affectivité tout entière".
Le surréalisme vient desserrer l’étau de la raison et renouer un dialogue, interrompu depuis le XVIIe siècle, en donnant la parole à la folie, en laissant la folie interroger la raison : "L’effort que Breton et les surréalistes ont tenté pour replacer les expériences du langage et de l’imagination le plus près possible de l’expérience du délire montre bien comment c’est à la folie que l’on donne pouvoir d’interrogation." (Michel Foucault en 1961). A ce titre, le surréalisme se présente comme une décoïncidence majeure dans la littérature et l’art européens. Car l’artiste produit des œuvres et interroge son temps en fissurant des coïncidences : dé-coïncidant de l’art installé, reconnu comme tel, il fait surgir du neuf, fait émerger à nouveau à la perception, fait prendre conscience. C’est "de l'esprit" qui alors advient. J’emprunte ce concept de dé-coïncidence à François Jullien. Or, il se trouve que Foucault (celui des hétérotopies) et, surtout, François Jullien sont des philosophes que Michèle-Amélie Favre mobilise et fait opérer. Artiste, elle ne cesse de dé-coïncider : ne s’installe pas, s’écarte d’elle-même, remet son œuvre en travail, en chantier. Ses œuvres mêmes sont des exercices de décoïncidence : apprendre à voir autrement, en se déplaçant, dans l’attention aux reflets colorés de l’alu. L’art promeut une liberté comme capacité d’initiative et vient rouvrir des possibles. C’est aujourd’hui nécessaire, et urgent. Ouvrir un écart dans sa pensée comme dans sa vie : n’est-ce pas cela, vivre ? L’art seul, peut-être, permet de se dégager de ce qui nous étouffe et nous plombe, ouvrant accès à l’inouï de vivre.
Une exposition à voir, et à vivre !
Pascal David
docteur en philosophie
30 octobre 2024
Photographies : © Pierre Ferrandis